Argumenter
en racontant
Si la mise
en contexte de l’objet publicitaire passe classiquement par la
construction d'un univers diégétique, il arrive souvent
que cet univers soit de nature narrative. Le recours au récit
prend, dans la publicité, des formes extrêmement variées
: tous les genres du récit sont mis à contribution, de
la relation de quelques actions et/ou événements jusqu'à
de plus rares formes narratives très élaborées.
Usages publicitaires de la narration
Le cas
le plus fréquent est celui de la simple création d'un
contexte narratif dans lequel l'objet se trouve en quelque sorte mis
en situation. Le texte prend alors généralement la forme
d'un court moment narratif, de nature épisodique:
(121)
Mardi 23 août, 6 h du matin, vent nul, -11°
Aucune femme
ne reste de glace
Je
venais de décider une petite pause pour recharger les batteries
et admirer ce magnifique lever du jour. Aurélie était
montée d'un bon rythme et, bien emmitouflée dans
son ANNAPURNA, elle profitait d'une barre de chocolat. En tant
que professionnelle de la montagne, j'avais conseillé à
Aurélie pour sa première grande course de prendre
des vêtements SCHÖFFEL pour leur coupe, leur résistance
et surtout leur technicité.
Décidément, vive la technique au féminin.
SVLVIANE TAVERNIER, guide de hautemontagne à Chamonix.
Schöffel |
Dans un tout autre genre de contextualisation narrative, c'est cette
fois le style du roman policier noir ou du roman d'espionnage qu'utilise
cette publicité Tuborg, qui, elle, ne profite pas de la narration
pour décrire l'objet, mais qui a la particularité de jouer
sur la complémentarité du texte (page de gauche dépourvue
d'allusion au produit et portant en guise de titre une indication horaire:
12 h 11 m) et de l’image (page de droite reproduisant, sous une
autre indication horaire 12 h 32 m, en très gros plan, de couleur
jaune, le contenu d'un verre identifié comme un verre de bière
en raison de la présence de la marque « Tuborg Beer »
en bas à droite) :
(122)
12 h 11 m
Bernie
sortit de l'hôtel Excelsior de l’Avenida Allende.
Il eut l'impression d'entrer dans un four. En moins de trente
secondes, la chemise qu'il venait d'enfiler était à
tordre. Et lui avec. Il monta dans la vieille Buick qui avait
du être verte quelque vingt ans auparavant. Sans y croire,
il appuya sur le bouton de la climatisation. Rien ne se passa
et Bernie jura effroyablement. Il démarra en trombe et
fit hurler ses pneus en effectuant un demi-tour pas très
catholique en plein carrefour. Il roula pied au plancher vers
le quartier Est de la ville. Instinctivement, il regarda dans
son rétroviseur. La voiture noire était là,
juste derrière lui. Il respira profondément et essaya
de concentrer son esprit sur autre chose. |
Le récit
peut prendre l'allure de la biographie avec cet exemple qui narrativise
la genèse du produit à travers la vie de son créateur
:
(123)
Sir Thomas Lipton
Le gentleman
du thé.
Sir
Thomas Lipton poussa l’originalité jusqu'à
naître en Écosse, à Glasgow, le 10 mai 1850.
Il avait la passion du thé et en tira gloire et fortune
selon un principe simple: offrir des thés directement du
producteur au consommateur. L'idée fit son chemin et Sir
Lipton aussi.
En 1890, il part pour Ceylan. Il achète de vastes terrains
et y fait planter des théiers. Il peut ainsi offrir à
l'Angleterre des thés sélectionnés venant
directement de ses plantations. Pour en préserver toute
la saveur, il est même le premier à livrer ses thés
en petits paquets portant son nom : Lipton, et sa devise : «
Direct from the tea garden to the tea pot », une vraie révolution
pour l'époque, qui fit de Sir Thomas le grand gentleman
du thé.
En connaisseurs, les Anglais appréciaient de plus en plus
les thés Lipton, à croire que Sir Thomas transmettait
a ses thés toutes les qualités dont il faisait preuve
dans la vie : son goût, son charme, et son fair play légendaire.
Même la Reine Victoria se mit à avoir un faible pour
les thés Lipton et en 1896 Sir Thomas devint fournisseur
de Sa Majesté et grand ami du Prince de Galles. C'est avec
lui qu'il se lança peu après dans la folle aventure
de l'America Cup. Mais c'est une autre « cup of tea »,
n'est-ce pas Sir Thomas?
Aujourd'hui, Lipton of London maintient la tradition de sélection
et de qualité de Sir Thomas et perpétue sa devise
: «Direct from the tea garden to the tea pot », pour
le plus grand plaisir des amateurs de thés. Thank you Sir.
Lipton
of London.
Dans la tradition de Sir Thomas Lipton. |
On peut
se rapprocher d'une forme plus complète (comportant un début
et une fin) de récit avec cette publicité assez représentative
d'une tendance actuelle reposant sur la juxtaposition de la relation
d'un exploit sportif et de la description de l’objet.
(124)
Shaun Baker. Dans la fureur des flots.
Le
torrent explose en une gerbe d'écume. Seul, emporté
par des éléments déchaînés,
Shaun Baker lutte à bras-le-corps avec les rapides. Il
s'appuie sur la force du courant pour conserver son cap.
Soudain, devant lui le torrent se dérobe. De l'abîme
monte - comme une ultime recommandation - un assourdissant vacarme.
Mais Shaun Baker n'en a cure. Il est venu pour ça, pour
ce plongeon dans le vide. La frêle embarcation est rudement
ébranlée par la violence des flots, elle heurte
les flancs du rocher... Sur une colonne d'eau glacée, secoué,
balancé, Shaun Baker dévale un toboggan de plus
de 30 mètres et se réceptionne dans moins d'un mètre
d'eau.
Au poignet de Shaun Baker un chronomètre de haute précision
: le Sector ADV 4500 Chrono. Shaun l'a choisi pour sa résistance
dans les conditions les plus extrêmes. Ses caractéristiques:
boîtier en acier inoxydable, étanche jusqu'a 100
mètres (10 atm.), lunette tournante unidirectionnelle,
mesure des temps partiels et totaux au 1/50 de seconde.
Sector et Shaun Baker : ensemble, au-delà des limites.
Sector
Sport Watches
Junod Maison fondée en 1867 |
Par contre,
que leur narration soit très elliptique (125) ou détaillée
(126), (127), (128), les textes qui suivent peuvent être considérés
comme des modèles prototypiques du récit complet, dans
la mesure où ils développent une structure d'intrigue.
Nous codons cette structure de la façon suivante : <1>
Situation initiale, <2> Noeud-déclencheur du récit,
<3> (Ré)action ou Évaluation centrale, <4>
Dénouement-fermeture du récit, <5> Situation finale,
<M> Morale ou évaluation finale(1):
(125)
(<1>)
« Pas de liquide - pas de Flûte enchantée »,
ricana le jeune homme devant l'Opéra, les deux derniers
billets à la main <2>. Déçue, Anna
me demanda: « Et maintenant, comment allons-nous obtenir
nos billets ? » <3>
- « Automatiquement », répondis-je. <4>
(<5>)
«
Des distributeurs automatiques d'argent liquide dans le monde
entier », un privilège réservé aux
membres d'American Express.
Être membre a ses privilèges. <M> |
(126)
Kanterbräu est si bonne
qu'on ne
peut s'en passer <M>
Chapitre
III. Le pont détruit.
Un matin, les gens du village
Après toute une nuit d'orage,
Virent avec consternation
Que le courant furieux avait brisé le pont <1>.
Voilà les pauvres gens soudain bien désolés,
Se lamentant déjà, de peur d'être assoiffés
<2>:
« Comment traverser la rivière
« Pour aller chez Maître Kanter ?
« La bière va bientôt manquer...
«Sans pont, comment s'en procurer?» <3>
O joie ! Maître Kanter arriva en bateau,
Apportant tonnes et tonneaux <4> :
«Buvons, mes bons amis, car vous l'avez prouvé <5>,
« Kanterbräu est si bonne
«Qu'on ne peut s'en passer.» |
(127)
L'histoire du prince qui ne voulait pas manger.
Il
était une fois un roi qui avait un fils ; celui-ci faisait
toute la fierté de son père. Le jeune prince était
un élève appliqué, un cavalier rapide comme
l'éclair et un escrimeur surpassant les meilleurs guerriers
<1>. Cependant, le bonheur du roi se trouva
soudain troublé. En effet, brusquement, le prince ne put
plus prendre la moindre nourriture; il devint de jour en jour
plus blême et plus maigre, à la grande désolation
du roi <2>.
Les cuisiniers de la cour présentaient au jeune prince
les mets les plus fins : des chapons rôtis, des cochons
de lait parfumés au romarin, des carpes bien en chair pêchées
dans l'étang du château, des langoustes grillées
provenant des mers lointaines, des fruits exotiques et mille friandises.
Le pauvre prince se contentait de hocher la tête, puis se
détournait.
C'est alors que le roi fit venir au chevet de son fils les médecins
et les savants les plus brillants de la planète. lis s'engagèrent
dans d'interminables délibérations, inclinant la
tête de-ci de-là; mais, en fin de compte, ils ne
purent apporter aucune aide au prince.
Par une nuit ou la tempête faisait rage, le roi désespéré
était assis au chevet de son fils, ne sachant plus que
faire. Tout a coup, on frappa à la porte du château
; les chiens se mirent à aboyer et les gardes se réveillèrent
en sursaut. « Qui est là ? » cria le capitaine,
brandissant sa hallebarde. «Je ne suis que le compagnon
boulanger» répondit une voix claire. «Va-t'en,
sinon...» menaça le capitaine de la garde royale.
Mais, à cet instant, le roi arriva en toute hâte
et donna l'ordre d'ouvrir la porte. <3>
« Le prince retrouvera santé et bonne humeur s'il
en mange» dit en riant le compagnon boulanger qui montrait
au roi surpris un pain léger et doré. Lorsque le
prince en eut mangé à satiété, il
se sentit effectivement mieux <4>. Des
messagers répandirent la bonne nouvelle dans tout le royaume.
Le peuple manifestait sa joie <5> et pensait
: le pain est un aliment riche et sain dont les vertus sont bien
souvent méconnues <M>.
Le
pain est le sel de la vie. <M>
Jowa SA - la boulangerie Migros a un choix fabuleux |
Le produit
peut, exceptionnellement, être absent de la diégèse
et seulement donné par l'image et l'indication du nom de la marque,
comme dans l'exemple suivant :
(128)
Pourquoi et comment 25 livres de ferrailles firent d'Ernest Lichière
l'homme le plus léger des Caraïbes.
Au
km 24 au Sud de Santa Lucia, sous le soleil, un bar, le Bar du
Salut. Un gros ventilateur brasse mollement l'atmosphère
tropicale. Quelques flaques de lumière percent entre les
lattes de bois délavé. Un vieux frigo, quelques
tabourets, et posé, la, sur le comptoir, un boulet. Authentique,
de Cayenne. <O> Voilà 50 ans, Ernest
Lichière était envoyé au bagne, condamné
à perpétuité pour avoir tenté de tuer
sa femme. Condamné pour avoir voulu s'évader à
tout prix d'un enfer conjugal dont il était le prisonnier.
5 ans de réclusion ont passé. Nous sommes en 1938.
Ernest le forçat, bien à l'abri de ses barreaux,
bien loin des affres de l'amour, a trouvé une paix relative
<1>. Hélas, dans le même temps,
sa femme, qui a retrouvé tous ses esprits, n'est pas mieux
disposée qu'hier et décide de reprendre vie commune
coûte que coûte. Ni une, ni deux, elle enlève
Ernest malgré lui <2>. Évasion
en chaloupe, océan en furie. Les courants filent entre
les récifs au large de l'île du Diable <3>.
Soudain, une lame plus vengeresse que les autres emporte Dame
Lichière et la fait disparaître à jamais.
Ernest, solidement amarré au boulet, évite le naufrage
<4>. Evadé malgré lui, le
voila libre du bagne et libéré de sa femme.
Depuis lors, Ernest ne s'est plus séparé de son
boulet, le boulet qui lui sauva la vie, ce boulet qui le délivra
par deux fois <5>.
Et si vous passez du coté de Santa Lucia, vous verrez,
derrière le comptoir du Bar du Salut, un visage boucané
par les ans. Ernest Lichière. C'est encore, pour quelque
temps, une légende vivante <M>.
Malibu.
La légende des Tropiques |
Les
constituants du récit
a.
Pour qu'il y ait récit, il faut au moins une succession
minimale d'événements survenant en un temps <t>,
puis <t + n>. Ce critère de temporalité n'est toutefois
pas un critère définitif : de nombreuses autres sortes
de textes (recettes et chroniques, par exemple) comportent une dimension
temporelle qui ne les transforme pas en récits pour autant. Pour
qu'il y ait récit, il faut que cette temporalité de base
soit emportée par une tension : la détermination rétrograde
qui fait qu'un récit est tendu vers sa fin <t
+ n>, organisé en fonction de cette situation finale.
Ce premier
constituant permet déjà de très nettement opposer
la catégorie « récit » à la description
d'état. Ainsi dans la publicité relative au grand-duché
du Luxembourg (120), en dépit de la présence du même
marqueur du genre narratif du conte merveilleux («Il était
une fois...») que dans l'exemple (127) et en dépit de l’opposition
temporelle entre passé et présent, la description d'état
l’emporte et aucune mise en intrigue ne permet à un récit
de se constituer.
Notons qu'une description d'actions(2) n'est pas, sur la base de ce
premier critère susceptible d'être distinguée d'un
récit strict. Ainsi, les exemples (121) à (124) comportent
des suites d'événements-actions qui, sur la base de ce
premier critère, ne les distinguent pas des exemples (125) à
(128).
b. La présence d'au moins un acteur
- individuel ou collectif, sujet d'état (patient) et/ou
sujet opérateur (agent de la transformation dont il va être
question plus loin) - semble être un facteur d'unité de
l'action. Cette question est discutée par Aristote qui, au chapitre
8 de sa Poétique, souligne le fait que l'unicité
de l'acteur (principal) ne garantit pas l'unité de l'action.
La présence d'(au moins) un acteur est indispensable, mais ce
critère ne devient pertinent que mis en rapport avec les autres
composantes : avec la succession temporelle (1er constituant mentionné
précédemment) et surtout avec des prédicats caractérisant
ce sujet (3e constituant que nous allons voir).
Sur la base de ces deux premiers critères, les textes (121) a
(124) ne sont pas encore nettement distincts des plus narratives publicités
Kanterbräu (126) et American Express (125). Dans
(126), l'établissement du héros constant est lié
à la différence entre le statut d'un sujet d'état
collectif (les gens) et d'un sujet de faire (Maitre Kanter). Dans (125),
trois acteurs se détachent : A1-Jacqueline Legrand (nom indiqué
sur une carte bancaire reproduite au bas de la page), A2-Anna, A3-le
jeune homme qui refuse de leur donner leur billet d'entrée à
l'Opéra. Le texte institue A3 en opposant d'une dynamique narrative
qu'il faudra préciser.
A la fin du chapitre 7 de la Poétique, Aristote écrit:
« Pour fixer grossièrement une limite, disons que l'étendue
qui permet le passage du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur
à travers une série d'événements enchaînés
selon la vraisemblance ou la nécessité fournit une délimitation
satisfaisante de la longueur » (51a6). Cet exemple choisi par
Aristote correspond à la notion d'inversion des contenus qui
constitue la clé de la définition du récit par la sémiotique
narrative de Greimas. Cette opposition entre contenu inversé
(un sujet d'état [S-Emest Lichiere] est disjoint d'un certain
objet de valeur: O-bonheur) et contenu posé (le sujet
d'état est, à la fin du récit, conjoint à
l'objet qu'il convoitait) débouche sur la définition sémiotique
du récit achevé comme transformation d'un état
donné en son contraire. En va-t-il toujours ainsi ? C'est certes
le cas en (128) et dans la publicité Kanterbräu (126)
où l'on observe que le sujet d'état collectif passe d'une
dysphorie liée au manque de son objet de valeur (la bière)
à une euphorie soulignée par «Ô joie!»
et «Buvons». De façon plus elliptique, il faudrait
considérer l'image de la publicité American Express
(125) pour identifier une situation finale euphorique des acteurs A1
et A2 et qui s'oppose (?) à la situation initiale implicite déductible
du début du texte.
c.
On peut simplement se contenter, comme troisième critère
du récit strict de l'idée de prédicats
d'être, d'avoir ou de faire définissant le sujet d'état
(Ernest Lichière [128], profondément malheureux, par exemple)
en l'instant <t>, borne initiale ou début de la séquence
- puis en l'instant <t + n>, borne finale ou terme de la séquence
(Ernest Lichière enfin heureux). On aboutit ainsi à une
formule des situations initiale et finale qui réunit les trois
premiers critères du récit en soulignant leurs relations
et sans impliquer nécessairement l'inversion des contenus postulée
trop grossièrement par la sémiotique narrative :
Situation
initiale: [S est/fait/a ou n'a pas X, X', etc., en <t>]
Situation
finale: [S est/fait/a ou n'a pas Y, Y', etc., en <t + n>].
Avec (127),
on trouve l'autre cas de figure: un début et une fin également
euphoriques. Dans ce cas, c'est <2> qui introduit l'élément
de tension déclencheur du récit et que la transformation
narrative devra éliminer.
L'idée d'unité de l'action est mise en avant par Aristote
en plusieurs points de la Poétique et c'est en son nom qu'il
ne se satisfait pas de l'unicité du héros. Cette notion
d'action une et qui forme un tout est envisagée, depuis Aristote,
comme une triade :
1. «début» ou « exposition »,
2. «noeud» ou « développement »,
3. «conclusion» ou « dénouement ».
Ceci permet à Aristote de distinguer le récit de la chronique
ou des annales :
[...]
Les histoires doivent être agencées en forme de drame,
autour d'une action une, formant un tout et menée jusqu'à
son terme, avec un commencement, un milieu et une fin, pour que,
semblables à un être vivant un et qui forme un tout,
elles procurent le plaisir qui leur est propre ; leur structure
ne doit pas être semblable à celle des chroniques
qui sont nécessairement l'exposé, non d'une action
une, mais d'une période unique avec tous les événements
qui se sont alors produits, affectant un seul ou plusieurs hommes
et entretenant les uns avec les autres des relations fortuites
; car c'est dans la même période qu'eurent lieu la
bataille navale de Salamine et la bataille des Carthaginois en
Sicile, qui ne tendaient en rien vers le même terme ; et
il se peut de même que dans des périodes consécutives
se produisent l'un après l'autre deux événements
qui n'aboutissent en rien à un terme un. (59a17-21) |
Formulant ceci autrement, nous dirons que, pour qu'il y ait récit,
il faut une transformation des prédicats (3e
constituant) au cours d'un procès. La notion de procès
permet de préciser la composante temporelle (1er constituant)
en abandonnant l'idée de simple succession chronologique d'événements.
La conception aristotélicienne d'action une, formant un tout,
n'est pas autre chose qu'un procès transformationnel dominé
par la tension dont nous parlions plus haut :
Situation
initiale |
Transformation
|
Situation
finale |
|
(agie
ou subie) |
|
AVANT |
PROCES |
APRÈS |
«
commencement » |
«
milieu » |
«
fin » |
Pour
être plus complet, outre le fait que sujet d'état et sujet
opérateur peuvent correspondre ou ne pas correspondre au même
acteur, il parait indispensable de dire que le procès transformationnel
(qui réussit ou échoue) comporte trois moments (m) liés
aux moments constitutifs de l'aspect. Les deux extrêmes permettent
de redéfinir le premier critère en l'intégrant
dans l'unité actionnelle du procès: m1 = AVANT LE PROCÈS
(action imminente, ou, plus largement, thème narratif «
en puissance » <t>, m5 = APRÈS LE PROCÈS (accomplissement
récent ou thème narratif « en effet » <t
+ n>. Ceci correspond surtout aux deux premières macro-propositions
narratives <1> et <5> constitutives des bornes de la séquence
de base. Le procès lui-même peut être décomposé
en moments que les textes détaillent plus ou moins (ainsi la
publicité Kanterbräu ne donne que la fin du procès
transformationnel : « Maître Kanter arriva en bateau »)
:
m2 = Début
du procès (commencer à, se mettre à).
m3 = Pendant le procès (continuer à).
m4 = Fin du procès (finir de).
d. Pour passer d'une simple suite linéaire et temporelle
de moments (mi, m2, m3, m4, mS) à un récit, il faut opérer
une reconstruction temporelle par une mise en intrigue (quatrième
critère). Il faut passer d'une succession chronologique de moments
à la « logique » temporelle singulière du
récit qui introduit une problématisation par la sélection
d'événements correspondant à deux autres macro-propositions
narratives - Complication<2> (noeud) et Résolution<4>
(dénouement) - extrêmement importantes et respectivement
insérées, la première, entre la situation initiale
« 1» et le début du procès, la seconde, entre
le procès et la situation finale «S». Dans la publicité
American Express (12S) qui présente l'originalité d'une
ellipse de la situation initiale, le récit porte, dès
les premiers mots, sur le nouement de l'intrigue (Complication<2>:
refus de A3 de donner des billets a Al et A2). Le dénouement
(Résolution<4» est fourni par la réplique finale
de la détentrice de la carte de paiement. On voit bien comment
une intrigue est ici montée. En dépit de sa structure
de surface dialogale et des ellipses, ce petit texte est organisé
comme un récit élémentaire.
On peut dire que les macro-propositions <2> et <4> assurent
la mise en intrigue à la base de toute séquence. Elles
correspondent à l'articulation logique envisagée par Tomachevski:
Thèse (noeud) <2 > + Antithèse (dénouement)
<4> + Synthèse <S>, articulation nettement plus précise
que la distinction aristotélicienne Commencement + Milieu + Fin.
Cette articulation logique forme l'ossature ou le noyau de ce qui constitue
la mise en intrigue. Cette mise en intrigue est précisée
par le cinquième critère qui permet de distinguer une
simple succession-consécution d'une relation narrative de conséquence
<3> est la conséquence de <2> et <5> la conséquence
de <4>. Nous pouvons, à présent, synthétiser
la structure globale du récit (ou séquence narrative)
prototypique :
Situation |
Complication
|
Actions |
Résolution |
Situation |
initiale |
Déclencheur
1 |
ou |
Déclencheur
2 |
finale |
(Orientation)
|
(noeud) |
Évaluation |
(dénouement) |
|
<1> |
<2> |
<3> |
<4> |
<5> |
(m1) |
|
(m2)
+ (m3) + (m4) |
|
(m5) |
On
comprend mieux ainsi la notion de «scansion d'événements»
dont parle Umberto Eco dans son Apostille au Nom de la rose: «En
narrativité, le souffle n'est pas confié à des
phrases, mais à des macro-propositions plus amples, à
des scansions d'événements» (1985b: 50). On comprend
aussi que la compilation de faits rangés par ordre de dates des
chroniques, annales, etc., puisse être déclarée
non narrative par Aristote : dans ce cas, on n'assiste pas à
une mise en intrigue dominée par l'introduction des deux déclencheurs
constitués par la Complication<2> et la Résolution<4>.
Pour distinguer description d'actions (cas des publicités 121
à 124) et récit strict (cas des publicités 125
à 128), disons que la description d’actions n'est pas soumise
au critère essentiel de mise en intrigue.
e. Une dernière composante ne permet certainement
pas à elle seule de cerner la spécificité du récit,
mais elle nous fait passer de sa structure à sa fonction argumentative.
Dite « configurante » par P. Ricoeur, cette dernière
composante est également mise en relief par toute la tradition
rhétorique, généralement sous le nom de «
maxime de morale » :
Il
est bien peu de gens qui soient en état, par eux-mêmes,
de tirer les véritables conclusions des faits qu'ils lisent.
Il faut donc que l'écrivain supplée à cette
incapacité, pour donner à son ouvrage l'utilité
qui lui convient. (Bérardier de Bataud 1776: 321-322) |
Au-delà
du seul travail des écrivains, on peut considérer le slogan
« Kanterbräu est si bonne / Qu'on ne peut s' en passer»
(126), ainsi que le dernier paragraphe du texte de la publicité
American Express (125) ou encore «Le pain est le sel
de la vie » (127) comme constitutifs de cette évaluation
finale ou «morale» propre aux récits.
II faut insister sur le fait que cette composante argumentative, certes
indispensable à tout récit et qui prend des formes textuelles
propres à la narration, n'est pas présente uniquement
dans ce type particulier de mise en texte. L'épiphonème,
classiquement défini par la rhétorique comme une exclamation
sentencieuse ou une réflexion ramassée, permet de résumer
un discours, le mouvement d'un exposé aussi bien que celui d'un
récit. La place de l'épiphonème n'est pas fixe
entre le début - prolepse de la publicité Kanterbräu
(126) -, la fin - place classique de la maxime de morale -, voire
l'interruption du texte par une proposition exclamative incidente. Fontanier
(1977: 386) donne une définition élargie de l'épiphonème
comme énoncé court et relativement autonome qui exprime
une opinion générale et qui est destiné à
illustrer ou à conclure un texte ou une séquence textuelle
plus vaste.
Tout ceci
débouche sur un principe de composition qui ne vaut pas que pour
la fable :
Selon
le dictionnaire, la première acception du mot « fable
» est la suivante: «Petit récit d'où
l'on tire une moralité. » Une objection vient aussitôt
à l'esprit: c'est qu'en fait le véritable processus
de fabrication de la fable se déroule exactement à
l'inverse de ce schéma et qu'au contraire c'est le récit
qui est tiré de la moralité. Pour le fabuliste,
il y a d'abord une moralité [...] et ensuite seulement
l'histoire qu'il imagine à titre de démonstration
imagée, pour illustrer la maxime, le précepte ou
la thèse que l'auteur cherche par ce moyen à rendre
plus frappants. (Claude Simon 1986: 16) |
Si la narrativité la plus complète, du type de celle des
exemples (126), (127) et (128), est rarement atteinte, si l'on n'a généralement
affaire qu'à des fragments de récits, c'est parce que
le cadre narratif n'a pour but que de placer l'objet dans une situation
qui en éclaire la valeur. En dernier ressort, le récit
est toujours subordonné à la visée info-persuasive
du discours publicitaire qui trouve ses mises en textes les plus naturelles
dans les séquences argumentatives et dans les descriptions orientées
que nous avons vues.
(1) Sur
ces notions, nous renvoyons aux travaux de J.-M. Adam: Le Récit
(PUF, 1984) et Le Texte narratif (Nathan, 1994).
(2) Pour une définition de cette notion, nous renvoyons aux pages
95-97 de Les Textes : types et prototypes (Adam 1992) et 152-176 de
La Description (Adam et Petitjean 1989).
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